HANNIBAL SUR LES ALPES
de notre envoyé spécial Tite-Live
texte traduit et présenté par Maurice Grimaud
tiré de Histoire pour Tous N°40, Août 1963
Le passage de la Durance grossie par les pluies fut comme l'ouverture du drame qu'allaient vivre dans les Alpes les soldats d'Hannibal. Bientôt on arriva au pied des montagnes : ces milliers d'Espagnols et d'Africains virent pour la première fois ce qu'était réellement les Alpes.
La renommée, qui d'ordinaire exagère les proportions de l'inconnu, les avait déja prévenus ; mais alors ils virent de leurs yeux la hauteur des montagnes, les neiges qui se confondaient presque avec le ciel, les huttes informes posées à même le rocher, le bétail et les mulets engourdis par le froid, les hommes hirsutes et dépenaillés; les vivants, les objets, tout était raidi par le gel, tout respirait unes horreur indescriptible : l'armée sentit renaître son effroi.
Comme la colonne gravissait les premières pentes, les montagnards parurent, postés sur des rochers à pic. Par bonheur, ils ne s'étaient pas embusqués dans des vallées dérobées aux regards, car ils pouvaient, par une attaque-surprise, mettre les Carthaginois en déroute et leur causer des pertes énormes. Hannibal fit une halte, envoya des Gaulois en éclaireurs ; apprenant que le passage était impossible sur ce point, il établit son camp au milieu des escarpements rocheux, dans la vallée la plus large qu'il put trouver.
Puis les éclaireurs gaulois, proches parents des montagnards par la langue et les moeurs, se mêlèrent à leurs conversations et revinrent informer Hannibal que ceux-ci ne gardaient le défilé que le jour et que, la nuit, chacun retournait à sa cabane.
Dès l'aube, Hannibal s'avança jusqu'au pied des hauteurs comme s'il voulait se frayer un passage de force, en plein jour. Il passa ainsi la journée à feindre une manoeuvre différente de celle qu'il préparait, occupa ses hommes en leur faisant construire un camp à l'endroit où ils étaient arrivés. Dès qu'il vit les montagnards quitter les hauteurs et les postes sans gardes, il fit allumer un grand nombre de feux pour faire croire à la présence, en ce lieu, de bien plus d'hommes qu'il n'allait en rester réellement ; puis laissant sur place les bagages, la cavalerie et la plus grande partie de l'infanterie, il prit avec lui ses hommes les plus hardis, équipés légèrement, franchit à la hâte le défilé et alla s'établir sur les hauteurs que venait de quitter l'ennemi.
Au point du jour, on leva le camp, et le reste de l'armée se mit en marche. Déjà les montagnards, à un signal donné, sortaient de leurs villages pour rejoindre leur poste ; tout à coup, ils aperçurent une partie des Carthaginois qui occupaient leurs positions et les menaçaient d'en haut, tandis que le reste, sur la route, franchissait le défilé. Ce double spectacle les paralysa momentanément.
Mais bientôt ils remarquèrent le désordre qui régnait dans le défilé, désordre accru par la précipitation, l'extrême nervosité des chevaux ; ils se dirent qu'en ajoutant à cette confusion un peu de terreur de leur cru, il y avait de grandes chances de précipiter l'ennemi à sa perte. Ils s'élancèrent dans un dédale de rochers et dévalèrent la pente.
Les Carthaginois s'arrêtèrent, pris entre l'ennemi et les difficultés du terrain. Ils se battaient davantage entre eux que contre les montagnards, chacun s'efforçant d'échapper le premier au danger. Les chevaux surtout mettaient la colonne en péril. Les cris discordants, répercutés par l'écho des bois et des vallées, les épouvantaient ; ils se cabraient et, s'ils venaient à être frappés ou blessés, ils devenaient furieux, renversaient les hommes et les bagages. Il y avait une telle bousculade dans ce défilé bordé de parois à pic, que plusieurs muletiers furent poussés dans des précipices sans fond ; quelques soldats aussi ; mais surtout, comme un mur qui s'effondre, les mulets roulaient en bas avec leur charge.
C'était un spectacle de cauchemar, et pourtant Hannibal resta quelque temps immobile et retint les siens, de peur d'ajouter encore à la confusion et au tumulte. Mais bientôt il vit sa colonne coupé,- en deux : à quoi servirait que l'armée franchît le défilé, si elle perdait ses bagages et ses vivres ? Il s'élança sur l'ennemi, le dispersa rapidement. La confusion parmi les siens s'apaisa dès que le chemin fut dégagé par la fuite des montagnards. Toute l'armée passa sans difficultés, bientôt même dans un silence presque complet.
Peu à peu, en effet, l'armée punique prenait de l'altitude. Elle avait dépassé la zone habitée c'est pourquoi les indigènes, ne craignant plus pour leur indépendance, se contentaient désormais de la harceler pour la voler. Bientôt la forêt fit place à la prairie : le terme de l'ascension approchait.
Le neuvième jour, on atteignit le sommet des Alpes. Il avait fallu franchir maint passage impraticable, rectifier des erreurs de direction dues à la mauvaise foi des guides ou les conjectures hasardeuses des chefs qui engageaient l'armée dans des vallées sans issue.
On fit une halte de deux jours pour permettre aux soldats, fatigués par l'ascension et les combats, de se reposer. Plusieurs mulets, qui avaient glissé dans les rochers et suivaient les traces de la colonne, arrivèrent au camp.
Tous étaient découragés par leurs longues souffrances. La neige vint à tomber (le mois d'octobre s'achevait) et mit le comble à la consternation. A l'aube, un manteau de neige recouvrait tout : l'armée se mit en marche, avançant lentement ; la fatigue et le découragement se lisaient sur tous les visages.
Alors Hannibal, prenant les devants, arriva sur une sorte de promontoire d'où la vue s'étendait au loin dans toutes les directions ; ordonnant une halte, il montra l'Italie à ses soldats, leur désigna, au pied des Alpes, la plaine du Pô : « En ce moment, dit-il, nous franchissons les remparts de l'Italie et même de Rome ; le reste du chemin sera facile. Un combat, deux au plus, et nous serons maîtres de la citadelle de l'Italie, voire de sa capitale. »
Hannibal, nouveau Moïse, montrait à ses hommes une terre promise à leur courage, non à leur piété. Voyant enfin le but, ils se raidirent pour un dernier effort.
Pourtant la descente fut bien plus difficile encore que la montée : car le versant italien des Alpes, s'il est plus court, est aussi en pente plus raide. Le chemin était presque toujours à pic, étroit et glissant : nul point d'appui, lorsqu'on trébuchait, où se cramponner ; hommes et mulets tombaient les uns sur les autres.
On arriva ensuite à un passage beaucoup plus étroit dans le rocher : ici les rocs étaient si abrupts qu'un soldat, même sans bagages, avait peine à descendre, en tâtonnant et en se retenant naturellement aux broussailles et aux arbustes. Cet endroit, déjà escarpé par lui-même, avait été transformé par un éboulement récent en un précipice de mille pieds environ. Les cavaliers s'arrêtèrent : c'était pour eux la fin de la route.
Hannibal informé ordonna de faire un détour.
Mais cette nouvelle route apparut bientôt impraticable. La neige ancienne, durcie, était recouverte par une faible couche de neige fraîche, et il était relativement facile d'avancer dans cette neige molle et peu profonde.
Mais quand le passage de tant d'hommes et d'animaux l'eut fait fondre, il fallut marcher sur la couche de glace mise à nu. Ce fut alors une lutte atrocement pénible sur un sol glissant ; les hommes dérapaient le long de 1a pente. Nulle part un arbuste, une racine où la main pût s'accrocher, le pied trouver un appui; on ne pouvait que rouler sur la glace lisse et la neige fondue. Les mulets, de temps à autre, entamaient même la couche de glace inférieure ; en glissant, ils lançaient leurs sabots avec violence et brisaient la glace en profondeur; la plupart, pris comme dans un piège, restaient engagés dans cette neige durcie et gelée sur une grande épaisseur.
Enfin, après de lourdes fatigues, le camp fui établi sur le sommet : encore son emplacement fut-il difficile à déblayer, tant il y avait de neige à piocher et à enlever. Puis les soldats travaillèrent à rendre praticable le rocher, seule route possible pour l'armée.
Forcés d'entamer la pierre, ils abattent d'abord des arbres gigantesques, les dépouillent de leurs branches et en font un énorme bûcher. Un vent violent se lève, propre à exciter la flamme : ils allument le bûcher, puis sur la pierre brûlante versent du vinaigre qui la désagrège. La roche ainsi calcinée est ensuite attaquée au pic, et l'on adoucit la pente en façonnant des lacets modérés, où puissent descendre non seulement les mulets mais encore les éléphants.
L'armée avait passé quatre jours à ce travail ; les animaux étaient aux trois quarts morts du faim, car ces sommets sont presque entièrement nus, et le peu d'herbe qui s'y trouve est caché par la neige.
Plus bas, on trouva des vallées, certains coteaux exposés au soleil, des ruisseaux le long des bois. On y laissa paître les bêtes, et les hommes se reposèrent.
Puis ce fut, pendant trois jours, la descente vers la plaine. Déjà la nature était plus douce, ainsi que le caractère des habitants.
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